Pour toucher quoi ?

Ce sera la question préliminaire.

Selon le praticien, l’objectif varie. Le médecin manuel recherche les tensions musculaires, les points triggers, les téno-cellulomyalgies, il palpe les tendons, les ligaments, les muscles, les apophyses épineuses, les articulations, voire les nerfs. Il ne tiendra pas grand cas de la restriction de mobilité. De son côté, l’ostéopathe structurel la recherche avant toute chose, son toucher est celui du mouvement, des mouvements dit « mineurs ». En outre, il explore d’autres structures, le foie, le colon, l’estomac, la prostate, le rein, l’utérus, la vessie… autant de viscères possiblement accessibles à une main experte. Il ne s’arrête pas là, il prétend toucher le poumon ou le cœur, ce à travers le thorax ! Il s’intéresse toujours au mouvement. De son côté, l’ostéopathe crânien ne doute de rien, il contacte la dure-mère, le liquide céphalorachidien, le système nerveux central, il perçoit une impulsion rythmique, une rétention, un point d’immobilité, une expansion.

Au-delà de la diversité des structures et des mouvements abordés, deux touchers se différencient, celui de l’ostéopathie volontaire, qui teste, recherche, mobilise et celui de l’ostéopathie involontaire qui reçoit, accompagne, relance. Et comme : au point immobile là est la danse, Mais sans arrêt ni mouvement (TS Eliot), pour certains, il s’agit de palper l’immobilité de la vie. Palper la structure ou palper la vie, deux objectifs différents et inévitablement deux vécus divergents. De sa pratique quotidienne, chacun peut légitimement regarder son confrère avec suspicion, lui qui touche autre chose, autrement, dans un autre dessein, avec un autre ressenti.

Le toucher : une illusion

D’emblée le toucher fut pour moi un problème. Je m’enfermais dans un « je ne sens rien » stérile et je regardais avec une interrogation teintée de doute et d’admiration ceux qui sentaient. Le senti passait par un toucher juste. Dès lors le toucher s’imposait comme une quête, un objectif ultime. Vingt cinq ans plus tard, je mesure l’ampleur de l’illusion, il n’y a pas un toucher, mais des touchers, dont la justesse implique l’adaptation, comme le langage, à chaque situation. Le toucher ne peut être unique et figé. D’autant que le toucher est un sens et qu’à ce titre, nous ne pouvons lui accorder quelque objectivité que ce soit.

La perception que nous avons du monde, n’en est nullement le reflet objectif. Les neurosciences nous montrent comment notre cerveau crée notre univers mental et aussi comment les sens nous abusent sur la perception du réel. Si l’ostéopathie se veut une science, comment accréditer un examen palpatoire à la subtilité quasi hallucinatoire ? Il convient de définir une palpation reproductible, et d’évaluer sa fiabilité.

La médecine, mais souvent aussi l’ostéopathie, veulent un test, un diagnostic, une manipulation, du non-contestable, du crédible. Entre parenthèse, j’ai toujours été surpris de constater combien la médecine croit ce qu’elle voit, les radios, les scanners, les IRM, mais pas ce qu’elle touche. À l’heure des preuves, au moment où les ostéopathes veulent une estampille scientifique, l’art du toucher, complexe, multiple, subjectif, n’a plus vraiment sa place. Pourtant j’en suis convaincu, parce qu’il est complexe et multiple, parce qu’il constitue un véritable langage, et bien qu’il soit subjectif, le toucher est le fondement de notre pratique. C’est lui qui repousse les limites, ouvre de nouveaux champs d’application, et nous permet d’accéder à l’homme dans toutes ses dimensions.

Le toucher : un art

Still définissait l’ostéopathie comme une science, un art, une philosophie. Incontestablement, le toucher relève de l’art, de tous les arts. Regardons par exemple la peinture impressionniste, fondamentalement manuelle, très tactile par ses touches fragmentées. Ici la surface de l’œuvre, irrégulière, interpelle le spectateur, attire sa main. Si la touche témoigne du geste de l’artiste, elle invite quasiment celui du spectateur. Par elle le dialogue s’installe. En ostéopathie de même : par le toucher, le dialogue s’installe.

La pianiste Marguerite Long disait ceci : « Le perfectionnement suprême de la main ne sera obtenu que, lorsque quittant le pur mécanisme, elle abordera le stade sensible de sa mission, le toucher, vaste palette expressive dont le pianiste dispose à son gré, selon le style des œuvres et son inspiration. » Ainsi le toucher dépassant la technique apporte la vie à l’œuvre. De même en ostéopathie.

Pour dernière métaphore, prenons l’art équestre. Il est intéressant pour nous, car entre les deux protagonistes, le rapport n’est pas en faveur de l’homme. Le cheval peut, quand il le veut, avoir le dernier mot tant sa puissance est supérieure. Or c’est souvent le cas avec nos patients, que nous les traitions en ostéopathie volontaire ou involontaire. À cheval, le dialogue passe par les aides, assiette, jambes et mains, il passe par un toucher dont la subtilité va du poids du corps sur la selle, à l’effleurement d’un mollet ou quelques grammes d’un doigt sur une rêne. Et si le dialogue est bien mené, le cheval, masse considérable, s’exécute. De même en ostéopathie, où quelques grammes au bon endroit, au bon moment, voire juste une intention, suffisent parfois à la levée des dysfonctions.

Quelles sont donc les gammes, les variations, du toucher ostéopathique ? Elles vont de la dureté à la légèreté, de la profondeur à l’effleurement, de la syntonisation à l’opposition, du mouvement rapide au lent, du déroulé à l’immobilité, du punctiforme à l’enveloppant, du chaud au froid, du sec à l’humide. Mais elles ne se limitent pas à des critères de nature physique. Le toucher contacte aussi l’émotion. Revenons à notre cavalier : son cheval peut être agressif, déprimé, vindicatif, joyeux, taquin, hypersensible, apathique, paniqué, effrayé… Dans la relation à l’animal, sans verbalisation, le cavalier devra percevoir les problématiques émotionnelles de sa monture et y répondre par des aides, donc un toucher, adaptées.

S’il contacte le physique et l’émotionnel, il contacte aussi la pensée. Le cheval peut être dans le refus, la non-acceptation, l’opposition, le manque de confiance, la rumination, ce qui me semblent plus relever de prédispositions mentales.

Encore une fois, par sa présence et un toucher adéquat, le cavalier tendra à renouer une relation harmonieuse. Nous rencontrons les mêmes problèmes avec nos patients dans nos cabinets et, pour répondre au mieux, notre main se teinte d’apaisement ou de réjouissance, de froideur ou d’élan… mais aussi de tranchant, d’acceptation, de reconnaissance… Si les variations dans l’art du toucher sont physiques, elles sont aussi émotionnelles et mentales.

Le toucher : un dialogue

Nous l’avons déjà constaté dans notre exposé. Accorder une place à l’art du toucher, nous amène à considérer l’acte thérapeutique comme le fruit d’un dialogue et non celui de l’analyse figée d’une situation à un instant t. De fait nous sortons de la médecine par les preuves, nous rejoignons le monde quantique où la présence de l’observateur change la nature de l’objet observé. Le dialogue évoluant dans le temps, au fil d’une même consultation, le toucher évolue. La peau est interface, zone d’échange d’informations. Le patient, le touché, devient touchant et le touchant, le thérapeute, est touché. Dès lors s’effectue une rencontre de deux corps physiques, mais aussi de deux énergies, de deux espaces émotionnels, de deux espaces «mentaux». L’un parle à l’autre et chacun dévoile une partie de ce qu’il est. Dans cet échange, Still disait : « Je découvre en l’homme un univers en miniature. Je trouve la matière, le mouvement et l’esprit. » Il considérait l’homme «trin» avec sa dimension spirituelle, mentale et physique (homme trin : terme utilisé par Saint Augustin (354-430) qui s’interrogeait sur le principe de la Trinité, le Père, le Fils et le Saint-Esprit. Elliot Coues (1842-1899) reprit ce principe en l’homme, avec son corps physique, son âme et son esprit. De même Still considère l’homme avec ses trois dimensions : physique, mentale et spirituelle). J’avancerai ici deux réflexions très personnelles : tout d’abord dans la relation patient-ostéopathe, l’interface ne se limite pas pour moi au contact physique de deux peaux, et je dirais même que ce contact physique direct ne me semble pas indispensable à l’établissement du dialogue par le toucher. Boris Dolto dans Le corps entre les mains écrit : «Si des paroles peuvent être touchantes, c’est bien parce que des gestes de la main peuvent être éloquents.» Il me semble qu’au-delà du geste, jusque dans son immobilité, le toucher est éloquent.

Le toucher : critères subjectifs et objectifs selon Pierre Tricot

Pierre Tricot les a bien définis, et ils ont le mérite de nous offrir une première approche très didactique, ils proposent une voie et interpellent chacun. À partir de là, le cheminement sera singulier. Les critères subjectifs sont présence (entre ancrage et lâcher-prise), attention et intention. Les critères objectifs sont densité, tension et mouvement.

La présence suggère l’alignement entre abandon et éveil, le fait d’être là conscient à l’espace-temps, à l’instantanéité. L’attention définit un champ, un espace virtuel de perception, une projection dans un lieu donné, «Je porte mon attention sur…», et l’intention colore cette projection, lui donne un dessein ou une qualité. Ces critères subjectifs peuvent être critiqués. Alain Roques parle de non-intention. Il dit ceci : « Quand l’ostéopathe a franchi les barrières de la pénétration tissulaire, qu’il a contacté la région en souffrance, la difficulté consiste à ne pas s’ingérer dans l’intimité du patient, à ne pas être élément perturbateur décisionnaire, mais juste catalyseur. C’est la neutralité qui s’impose alors… L’ostéopathe met ainsi le corps du patient au travail. » D’autres, comme José Puren, pensent que « Tout n’est qu’intention. » Le paradoxe ne m’effrayant guère, je me retrouve dans ces deux approches opposées.

Quoiqu’il en soit, la question de la présence, attention, intention, doit être posée, elle interroge le thérapeute sur sa place. Les critères objectifs amènent à considérer la densité, la tension et le mouvement des tissus. Ils sont suffisants à définir l’approche tissulaire de Tricot. Mais dans d’autres modèles, d’autres critères palpatoires pourraient être avancés, comme profondeur, surface de l’interface, main émettrice ou réceptrice…

Les touchers et les modèles ostéopathiques

Chaque courant ostéopathique fait référence à un modèle, et dans celui-ci le toucher a une place particulière puisqu’il conditionne le senti. On peut se demander si le modèle (la conceptualisation de l’acte ostéopathique, la représentation qu’on en a) prédéfinit le senti. En effet, le mental analyse, compare, sépare, s’appuie sur l’expérience entre autre sensorielle, mais aussi sur la culture, la religion, la philosophie, l’éducation… S’il structure la pensée, il prédétermine souvent le possible. Il peut ainsi nous enfermer dans un senti limité, prédéfini avant même d’avoir été expérimenté. J’ai passé deux ans à ne pas sentir les sacro-iliaques bouger tant j’étais certain que c’était impossible. Le mental peut refermer l’espace palpatoire. On peut se demander à l’inverse si le senti, donc le toucher, n’est pas à l’origine de la conceptualisation.

Quand Sutherland met au point son mécanisme respiratoire primaire, il semble bien que l’interaction modélisation-senti ait fonctionné dans les deux sens. Tout est parti d’une idée devant un crâne éclaté, peut-être confortée par la lecture de Swedenborg, puis l’auto-expérimentation basée sur les perceptions a fait le reste. Ces interactions sont réversibles, et touchers et modèles sont incontestablement liés.

Je vous propose ici une lecture personnelle :

Le modèle structurel volontaire nous amène à un toucher physique, puissant, mobilisant les structures, parfois à la recherche de la douleur. Le modèle crânien mécaniste propose un toucher toujours dense, osseux et membranaire. L’ostéopathie tissulaire de Tricot s’appuie sur un toucher syntonisé et synchronisé, le mécanisme respiratoire primaire de Sutherland ou le mécanisme involontaire de Becker, nous amène à un toucher fluidique, rythmique. Le modèle électromagnétique de Varlet propose un toucher qui affleure, celui basé sur « la pensée créée » un toucher virtuel, celui basé sur l’énergétique, un toucher lumineux. L’avantage, c’est qu’il y en a pour tous les goûts, toutes les croyances, tous les ressentis. Le danger peut apparaître quand un courant pense détenir l’unique vérité : Le Modèle et Le Toucher Juste.

Le toucher et le thérapeute

De Tricot à Roques, nombreux sont ceux qui mettent l’accent sur la qualité de la présence du thérapeute et sur le travail qu’elle sous-tend. J’aime me référer ici aux propos de Rollin Becker. J’en fais un raccourci qui choquera peut-être les puristes : acceptez le mécanisme vivant qui est en vous et en votre patient, développez votre habileté palpatoire, le corps est plus intelligent que vous, apprenez donc à apprendre de lui. Et Becker ne s’arrête pas là, il insiste sur le nécessité d’un travail radical sur soi : «La première chose à changer c’est vous !» Et il donne enfin le coup de grâce : «Renoncez à votre ego !» J’aime cette injonction à tous les ostéopathes. Nous en avons bien besoin, et certains plus que d’autres !

Le toucher et le soi immobile

Le toucher naît de l’intérieur, d’où l’importance de la présence. Dans l’apprentissage, le problème est souvent pris à l’envers, on façonne la main (ou le geste), espérant que le reste viendra. Parce qu’une technique ostéopathique réussie est une technique esthétique, l’étudiant s’applique, cherche à la reproduire, mais la beauté du geste n’est pas dans l’imitation, elle est dans son jaillissement, sa source. De même pour le toucher, sa justesse ne se résume pas à la pression exercée, quantifiée à tant de grammes, ou à des critères physiques quels qu’ils soient. En médecine traditionnelle indienne, les chakras des mains sont reliés à celui du cœur. Puissions-nous ne pas toucher avec nos mains mais avec la bienveillance du cœur !

Je laisserai conclure WG Sutherland, non pour mettre l’accent sur la dimension religieuse de sa démarche mais spirituelle : «Vous m’avez vu soigner par l’application des doigts qui voient, qui pensent, qui sentent et qui connaissent. Des doigts qui s’efforcent de s’éloigner du toucher physique pour ne garder que le toucher de la connaissance. Par connaissance, je ne veux pas dire une information obtenue des sens physiques, mais quelque chose que l’on acquiert, au contraire, en s’éloignant de ces sens autant qu’il est possible. Et cela a été en effet mon effort, de m’éloigner de ces sens physiques autant qu’il est possible, jusqu’au point où l’on commence à expérimenter le soi immobile. Immobilisez donc vos sens physiques, et soyez aussi près de votre Créateur qu’il vous est possible. Réalisez alors ce que signifie le souffle de vie. C’est le long de cette voie que j’ai cherché.» 

Voir aussi la rubrique Le toucher

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